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Le Destin d’Angélique

eduardus Par Le 03/10/2019 0

Dans Histoires courtes

Le Destin d’Angélique

 

Le temps ne se calcule plus à partir d’un certain âge.

 

Angélique médite en songeant à cet adage qui trotte dans sa tête - elle ne sait pas exactement ce qu’elle devrait en penser . C’est à la fois dénué de sens et très perturbant dans un même temps… C’est une ambiguité qui peut ébranler le quotidien d’une personne vivant depuis près d’un siècle. Ou peut-être moins ! Mais Angélique se sent de plus en plus diminuée, de plus en plus fébrile, de plus en plus fragile. Chaque nouvelle année qui s’amorce est un nouveau soufflet non moins injuste que le précédent. Il faut trouver le moyen de s’occuper, élargir ses sphères d’intérêts, essayer de côtoyer ceux qui luttent encore pour survivre… Ceux qui n’ont pas été balayé soudainement sur leur banquette, dans leur lit ou lors d’une promenade au bord de la rivière. Angélique était autrefois une femme entreprenante, très confiante, relevant des défis inimaginables dès que l’occasion se présentait. Brossant ses cheveux argentés devant un miroir lézardé, Angélique ne peut s’empêcher de réprimer un gloussement en se remémorant la phrase qu’elle aimait tant prononcer : « Il faut bien savoir tirer la queue du Diable pour échapper aux Enfers ! ». Non, ce n’est pas un aveu de témérité ni une phrase de folâtre hardie : Angélique prouvait, dans l’élan de sa jeunesse rayonnante, qu’elle n’hésitait jamais à encourir tous les risques pour percer les secrets de notre monde. 

 

Elle ne rechignait pas à entamer des aventures extraordinaires pour étudier des minerais inconnus, répertorier une espèce animale mystérieuse, exhumer les vestiges d’un temple méso-américain… Aussi adroite que vivace, Angélique n’admettait pas de se maintenir à l’écart de la société comme une prêtresse introvertie. Elle voulait tout expérimenter, tout connaître, tout savourer sans intermédiaire ni le moindre obstacle. Hélas, cette vie de labeur intensif et de vagabondage survolté est loin derrière cette dame subsistant dans une propriété au sein d’un hameau ne valant pas la peine d’être mentionné. Angélique assistait à une succession constante de nouveaux visages parmi son maigre voisinage. Les lieux presque désertiques ne sont pas dénués de charme, mais se confondent avec un cimetière hanté aux yeux de tout voyageur se forçant à séjourner durant quelques temps. Parfois, cet homme curieux se rend à la maison… Un bel homme, par ailleurs, au teint rose et aux pommettes saillantes. Il arrose les dernières plantes, il raccommode les rideaux, les meubles ou la vaisselle, il ramène des baguettes de pain et de jolies pièces de charcuterie avec un délicieux fumet. Angélique tolère ce curieux personnage jusqu’à ce que celui-ci profère des absurdités irritantes. Il serait inutile de nous attarder sur ces dernières. Celui-ci quitte généralement la maison sans rouspéter - c’est un « garçon » attentionné malgré ses déclarations incohérentes. 

 

Le mercredi ou le jeudi, ce sont quelquefois des gamins et une grande dame qui sonnent à son portillon. C’est une femme raffinée au regard sévère, portant une longue robe sombre, à côté de laquelle s’agitent des garçonnets aux cheveux bouclés. Angélique reste circonspecte mais s’habitue peu ou prou à leur étrange venue… Puis, elle les rejoint à l’entrée de la maison sans les inviter à l’intérieur de cette dernière. Quelques échanges de banalités suffisent avant le départ de ces inconnus. S’ils se préoccupent du sort d’une vieille femme esseulée, c’est une attitude très honorable. On ne peut que reconnaître la beauté d’un tel geste. Ces habitudes réconfortantes et ces pratiques attendrissantes ne sont donc pas de refus, quoique leur sens concret n’apparaisse toujours pas. Il faudrait peut-être en savoir plus, mener une enquête, ôter le couvercle sur cette eau qui déborde… Oh, la tapisserie des chambres s’effiloche, les canalisations s’obstruent de plus en plus, les ampoules éclatent les unes après les autres… Une vieille dame proche de notre chère Angélique insiste aussi pour discuter… Son interlocutrice semble légèrement plus jeune et se déplace sans peine. Quelques futilités sont partagées, quelques inquiétudes sont affirmées. Oui, la mort rôde non loin de nos maisons, le temps sonne de plus en plus comme une trompette de l’Apocalypse. Le ton de la plaisanterie émerge à son tour, le badinage se déploie en toute sérénité. 

 

Et les deux femmes, si amicales l’une envers l’autre sans se comprendre, se quittent sur ces entrefaites. Angélique décide de monter ensuite dans sa chambre à couche. Son crâne est lacéré par une migraine affreuse… Mais elle chancelle dès qu’elle pose le pied sur la première marche de son escalier. Elle s’effondre comme un ange déchu. Elle ne se relève pas. Elle ne se relèvera jamais. Quelques jours plus tard, l’homme gracieux au teint rose verse quelques larmes devant sa sépulture. La grande dame à l’allure exigeante le soutient et le réconforte comme elle le peut. Les bambins aux boucles blondes restent cois sous la surveillance bienveillante de la jeune retraitée qui discutait avec Angélique. On peut lire cet épitaphe laconique sur la tombe d’Angélique : 

 

 

Ci-gît Angélique DURMONT,

Mère exemplaire, sœur inoubliable, grand-mère exquise. 

 

 

 

 

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