Le don d'Irma

eduardus Par Le 25/10/2019 0

Dans Histoires courtes

Le don d’Irma

 

 

Irma frétille comme une indomptable anguille ! 

 

C’est une fantastique nécromancienne, une voyante réputée, une oracle prodigieuse ! Oui, je vous l’assure, c’est véridique - Elle tressaille souvent, la vénérable Irma, elle s’agite, elle remue, elle gigote sans s’interrompre. Son amoncellement de cheveux noirs est déjà une attraction touristique : voyez-la donc, se hissant sur ses deux pattes d’oie nerveuse, secouant le crâne lors d’une transe mystique… Voilà une rencontre avec les esprits vagabonds, des âmes déchues, des entités retenues contre leur gré dans ce bas monde. Vous n’y croyez pas, me direz-vous ! Mais ne soyez pas vaniteux, diantre ! Soyez donc « flexibles », laissez-vous tenter par une cuillerée de superstition. Quelques gouttelettes de croyances médiévales dans la bobine vous requinqueraient à une vitesse foudroyante. Irma, quelle dame magistrale ! Quel monument de l’histoire occulte ! Quelle merveille tapie dans la pénombre la plus indicible ! Non, non, vous n’avez rien à craindre. Figurez-vous qu’elle n’était pas si vilaine par le passé, Irma… Certes, ce n’était pas la femme la plus intègre. Ni la plus vertueuse. Elle s’acoquinait avec des aigrefins, elle festoyait avec des des coupe-jarrets, elle hébergeait des resquilleurs. Elle sortait de l’ombre sans crier gare pour taquiner le bourgeois hagard… Elle griffait les mollets des badauds ventripotents… Elle se délectait de ses propres turpitudes, ah, c’est certain ! 

 

Une authentique garce impossible à redresser ! Une affreuse mégère dès les prémices de l’âge mûr ! Entre deux soupes à l’oignon racornis, cette sorcière orpheline s’autorise quelques gourmandises… Des délices confidentiels, certes. Des sucreries inhabituelles. Elle brise les pattes des chats errants, elle renverse les poubelles de ses voisins, elle lacère le menton des argousins. Oui, vous avez raison, cette incantatrice défaille, elle cour-circuite, elle est usée comme un vieux fourneau. Le danger qu’elle représente ? Je n’en sais trop rien. Eloignez vos enfants, vos aînés, vos rats de compagnies, vos bicyclettes, vos badges d’employé industrieux…. Déguerpissez avant qu’elle ne vous transporte dans sa marmite bouillonnante… Irma concocte des élixirs de jeunesse éternelle, elle fabrique des filtres pour s’énamourer, elle maîtrise des recettes tonitruantes avec des fragments du Graal… Elle n’est pas si insensée, dans le fond d’elle-même, il existe des résidus de lucidité qui ressurgissent lors d’un bref moment… Peut-être le matin après une longue nuit de sommeil… Peut-être en soirée après un repas enduit de glaire de crapaud… Je sais que vous ne vous régaleriez pas… Que vous dégurgiteriez sur vos propres godasses cette abomination…. 

 

Vous savez, j’ai peut-être pu aimer cette femme martyrisée par la folie d’une époque anarchique… Oui, oui, je flaire votre désappointement… Enfin, il s’agissait d’une attirance très platonique… Ou comme une relation fusionnelle entre une sœur et un frère… Une amitié d’une valeur incalculable… Une communion baroque, en bref. Evidemment, l’hymen avait été célébré dans les secrets impénétrables de la verdure, dans une clairière isolée du monde, ou dans les abysses d’une grotte propice à l’érémitisme. Croyez-le ou non, mais les moineaux gazouillaient à la façon d’un orchestre hors du commun. Les marcassins sortaient de leurs buissons pour nous contempler, des louveteaux nous reniflaient les semelles, des cerfs nous adressaient leurs compliments avec leur plus beau regard. Une vaste songerie, vous dis-je, car je ne sais plus démêler le vrai du faux… J’ai peut-être été ensorcelé par cette magicienne déséquilibrée, voilà tout. J’ai enduré un superbe envoûtement de la part de cette furie exaltée… Néanmoins, je ne veux pas être catégorique. Je pense que tout n’est pas perdu, entre elle et moi… Qu’en pensez-vous ? Elle n’est pas plus revêche qu’une belle-mère… Elle se soigne avec des produits naturels… Elle coupe parfois ses ongles cramoisis.. Attendez, je ne voulais pas non plus vous angoisser… J’ai couvert d’opprobre ma fiancée abandonnée des Dieux, possédée par les démons qu’elle s’imagine combattre…. Non, ne partez pas. Pas tout de suite. Je sais que je dois vous paraitre complètement dérangé. Chacun son tour, ah, ah ! On pourrait penser que je me relaie avec cette fille des mondes interlopes. Comprenez-moi, je ne voudrais pas non plus être injuste. La rupture avec cette bourrelle de naïades est inachevée, à vrai dire. Je mesure votre déroutement : vous pouvez vous rassurer. 

 

J’ai été contaminé par les soudards imbus de leur personne s’attribuant des mérites fantomatiques. Des citoyens splendides, sans peine ni reproche, qui nous sculptent avec leurs bras de fée la société de demain. Eh ! A chacun sa religion ! Voyez notre avant-garde éclairée, ces régiments d’élite plus fragiles qu’un monceau de perles. Irma ne sourit jamais, elle n’aime pas exprimer ce qui la tourmente, elle ne sait que trop bien l’indifférence de nos semblables… Et leur dédain, et leurs médisances, et leur  orgueil tragi-comique ! Eh, ôtez-vous donc de mon chemin ! Irma, tu peux sortir de ta cachette saupoudrée de lichen… Tu peux quitter ta souche éventrée… Tu peux te retirer de ta caverne préhistorique… Et si je t’aimais encore, hein ? Et si la passion ne s’était pas évaporée entre nous ? Et si nous voulions encore nous enlacer avant la fin immanquable ? Irma ? M’entends-tu ? J’aurais dû le savoir, Irma… Je n’aurais pas dû m’éclipser pour fuir ta présence sauvage… Laisse-moi t’adresser un ultime salut de gentleman, Irma… Adossée contre un chêne, Irma s’est endormie à tout jamais… Elle connait désormais le repos de l’éternité. Tu étais la boussole de ma vie aux abois, la carte de mon cœur palpitant, la beauté distinguée au sein des fourrées… Mon repoussoir adoré, mon épouvantail incompris, ma monstruosité favorite. Je sais que tu ne m’oublieras pas, ma chère diablesse, et nous nous retrouverons dans une meilleure contrée - Jusqu’au déchirement de l’univers entier, jusqu’à l’affaissement de la Terre, jusqu’à l’engloutissement de tout et de rien. Et même au-delà.

 

En m’attendant, ô ténébreuse Irma… Repose-toi du mieux que tu le peux. 

 

 

D.U.

(Mai 2019)

 

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