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Indomptable mendigot

Par Le 19/10/2019

Indomptable mendigot 

Jean-Louis est fichtrement impie. 

 

Il ne croit plus en rien.

Il prêche en faveur du cynisme le plus débridé, qu’importe les valeurs éternelles, les principes grandiloquents, ou le faix de la morale ! Les honnêtes gens fuient devant ce cuistre rouillé, la foule industrieuse ne s’attarde pas sur le sort de cette épave croulante. Oui, c’est une histoire de naufrage en rase terre, une faillite des plus imbrogliesques, un chef-d’œuvre de déchéance… Ce clochard vomitif, ce gueux repoussant, cet indigent hideux, on s’efforce de ne plus le remarquer. On l’esquive sans remord, on ne veut pas lui accorder un temps immérité. Ce n’est plus un homme, mais le reliquat désincarné d’une existence tombée dans l’abîme. Epouvantable, rebutant, c’est le seigneur autocratique de la crasse, le prince de la souillure cardinale, un bougre que l’on néglige, que l’on esquive et que l’on oublie très vite. Jean-Louis souhaiterait aussi se débarrasser de ses souvenirs embrouillés, de ces portions de vies antérieures qui le suivent sans retenue. La prospérité la plus effrontée souriait naguère à Jean-Louis, il possédait une fastueuse propriété, il dirigeait une société éminente et réputée, ses innombrables enfants le vénéraient comme une divinité herculéenne. Sa compagne ne pensait jamais qu’à lui, tout au long de la journée comme de la nuit, elle ne discernait que cet époux romantique, vigoureux, mêlant sa carrure athlétique à une érudition géniale. Quel homme fabuleux ! Quel mari légendaire ! 

 

Oui, oui, n’était-ce pas le choix le plus pertinent ? Mais Jean-Louis végète à l’entrée d’un immeuble inoccupé, sans soutien, sans espérance, sans avenir. L’entrepreneur téméraire d’antan s’est mué en un cadavre reniflant les bottes des citadins hâtifs. Les soins capillaires, l’hygiène dentaire, la finesse vestimentaire sonnent comme des archaïsmes honteux dans l’esprit de Jean-Louis. Une bière, oui, c’est tout ce qu’il réclame à présent. Quelques pièces peuvent se débattre dans son obole, voilà le ravissement de toute une journée. L’amenuisement fatal atteindra son point d’orgue, c’est une évidence, le déclin se poursuivra jusqu’au franchissement d’un pallier irréversible. Ce n’est pas dramatique, non, Jean-Louis ne traverse plus que le seuil de sa propre solitude à chaque moment où l’alcool ne lui dévore pas la cervelle. Les fréquentations deviennent un mythe éculé, une utopie risible, un conte pour morveux gâtés. C’est une ère révolue pour Jean-Louis. L’argent s’est écoulé dans un puit avide, les enfants adorés ont levé les voiles vers des horizons plus féconds, tandis que sa compagne est quelque part… Ailleurs… Derrière le voile du monde connu. Non loin de la dernière frontière entre la vie et la mort. Il ne sait plus, il ne peut plus en savoir davantage. Les citadins euphoriques sursautent lorsqu’il émerge d’un amoncellement de sacs poubelles… Il chante, parfois, des comptines stridentes. Sa voix rocailleuse, ses borborygmes intermittents, ses quintes de toux grasses, fascinent et répugnent alors tous les passants. 

 

Entre deux éructations, Jean-Louis entreprend la conquête du quartier voisin. Parfois. D’autres va-nu-pieds s’y cachent derrière des boîtes en carton, sous des draps fangeux, et ils errent aussi dans l’entaille suintante de logements en déshérence. Peu ou prou en ruine. Jean-Louis déteste ces crapules miséreuses, elles lui renvoient sa propre image, ce miroir de perdition est insoutenable. La dignité est aussi un verbiage obsolète aux yeux de Jean-Louis, il n’y a plus lieu de se soucier de son apparence ou de se ménager après une courte nuit de sommeil dans un climat glacial…

 

Non, oubliez ces exigences déchues, elles sifflotent comme le vent dans les oreilles de Jean-Louis, c’est une sensation parmi tant d’autres. 

 

Et, en ce jour où culmine un soleil radieux, notre indomptable mendigot se ressaisit soudainement. Parmi ces foules grouillantes, entre les filets de cette populace bouillonnante, Jean-Louis est frappé de stupeur… Non, peut-être ? Mais, qu’est-ce donc ? Quelle est cette silhouette chaleureuse trônant comme une impératrice ? Celle-ci remonte les escaliers d’une station de métro. Son visage est pâle, ses yeux verts légèrement en amende sont majestueux. C’est un mannequin hypnotique, une icône sortie de son cadre trop étroit ; il semblerait qu’elle soit en quête d’une énigmatique « liberté », un acte de folie pardonnable à son âge. Les pêchés naïfs de la jeunesse sont rémissibles, souvenez-vous en. Les fautes de dilettantes sont expiables… Elle apprendra à prendre du recul. Ou Jean-Louis pourrait-il lui apprendre ? Lui inculquer des leçons de réalisme cru, lui expliquer son parcours de monarque désargenté avant de déraper dans le précipice…. Il convient déjà de se lever, de hisser sa carcasse sordide, de clopiner avant le dénouement tant redouté… Oui, Jean-Louis s’approche de la fille. Svelte et vive à la fois, charmante mais austère face aux débordements de notre temps. Jean-Louis tente de lui adresser la parole, il exprime son envie de dialoguer avec cette  douce fille. 

 

Avec sa fille, la seule, la vraie, l’unique. 

 

Ses garçons se sont réfugiés dans des pays inconnus, ils ne renaîtront plus que dans la mémoire fébrile de Jean-Louis. Mais, voilà, Théodora ne s’est pas échappée, elle ne s’est pas installée dans d’obscures contrées… Jean-Louis insiste pour lui parler tandis qu’elle accélère le rythme de sa marche… Elle veut fuir la bête velue qui le traque, elle commence à cracher des jurons et des cris intermittents. Jean-Louis, incrédule, tente de la rejoindre jusqu’à l’escalier d’une station de métro… A quelques centaines de mètres de son « nid » habituel. Toutefois, il n’arrive plus à soutenir cette cadence épuisante et ce dernier trébuche. Il s’agrippe maladroitement au mollet de Théodora lors de sa chute. Déstabilisée à son tour, la jeune femme bascule dans l’escalier comme un arbre déraciné par une tempête. Le père et la fille ainsi réunis dégringolent de concert, s’enroulant au contact des marches à la façon d’une guirlande crépusculaire. Se cognant maintes fois le crâne jusqu’au contrebas, les os se brisant dans cette course funeste, Jean-Louis et Théodora s’étreignent avant un dernier râle. Le lendemain, un article de presse locale évoqua ce « regrettable fait divers ». Théodora, jeune femme innocente et joyeuse, a été « pourchassée, harcelée et condamnée par un déséquilibré mental ». 

 

La malchance nous guette toujours méchamment, n’est-ce pas ?

D.U.

Mai 2019.

Chair goûtue

Par Le 09/10/2019

Chair goûtue

 

Idée d’un conte amateur pour Halloween ? Embryon d’un thriller horrifique ?

 

Selon une antique légende, il existerait à Pépon-sur-Orge une sorcière anthropophage. Une créature infernale rôderait la nuit, à l’affût de succulentes victimes. Les habitants la surnomment "La Dévoreuse nocturne" et préfèrent ne jamais s’attarder sur cette histoire. Il suffit de prononcer ces trois mots pour leur causer un sentiment d’embarras ; Trois mois juxtaposés qui déclenchent un malaise collectif. Trois mots qui soulèvent une brise glaciale de frissons. Malgré tout, les Péponiens ne sont pas réputés pour être des gens superstitieux. Et encore moins des poltrons qui fuiraient devant leur ombre. Non, ce sont des paysans laborieux et des travailleurs désargentés. Ils vivent péniblement jusqu’au dernier souffle. Ces braves gens n’aiment pas les récits fantaisistes et sont préoccupés par leur avenir incertain. Nous avons affaire à des villageois oubliés qui n’ont guère le temps de de raconter des sornettes aux visiteurs endimanchés. De toute manière, le centre du village et son église pittoresque n’attirent qu’une poignée de voyageurs. Les étables délabrées, les fermes à l’abandon et les chaumières moisies ne sont en rien des attractions touristiques. Pépon-sur-Rge recèle d’innombrables souffrances. Malgré le vieillissement de la population, quelques jeunes couples vivent à Pépon-sur-Orge. Une école vacillante est même fréquentée par de petites têtes blondes… lesquelles pourraient très vite quitter le village dans les prochaines années : Le métier d’agriculteur n’est guère leur première rêve. 

 

Une situation aussi regrettable n’échappe nullement à Siegfried Genker. C’est un inspecteur d’origine bavaroise. De haute stature. Sa carrière rime avec une centaine d’affaires résolues. Bientôt, l’heure de la retraite sonnera. Siegfried est un homme plutôt réservé, taciturne, et peu communicatif. Après avoir mené avec brio une dernière enquête, l’inspecteur a décidé de se ressourcer pendant quelques jours à Pépon-sur-Orge. Ses collègues n’ont pas osé railler cette étrange décision. Mais tout inspecteur doué est un fin observateur : Leurs sourires sarcastiques trahissaient leur opinion peu amène. Dans son gîte miteux, Siegfried se sent à son aise. Loin de l’hypocrisie de ses collaborateurs, loin du bouillonnement anarchique de la ville, loin de la duplicité des amis qui jalousent sa réussite. La misère omniprésente des Péponiens n’oblitère pas leur franchise naturelle, ni leur humilité sympathique. Ces gaillards infortunés sont plus abrupts que des citadins se prévalant d’un merveilleux raffinement. Mais ils seraient incapables de vous planter un couteau dans le dos. La vérité criante est installée dans chaque maisonnette. Face à ces gens qui survivent avec un porte-monnaie léger comme une plume, Genker reste perplexe sur un aspect de leur mentalité. Pourquoi s’obstinent-ils à croire en l’existence de cette "Dévoreuse nocturne" ? Trop en parler, ce serait déjà la réveiller. Les villageois en sont persuadés. Et ils changent aussitôt de sujet ou retournent vaquer à leurs occupations. Le dernier épicier de la localité est légèrement plus coopératif. Il affirme qu’une cinquantaine de jeunes femmes se serait retrouvée entre les griffes de la Dévoreuse de la Nuit. En 1920. Le démon cannibale aurait ensuite plongé leurs corps dans une gigantesque marmite. Repue pour un siècle, la sorcière devrait maintenant remonter à la surface pour faire de nouvelles emplettes. 

 

Genker demeure bien évidemment incrédule. Pourquoi n’existe-t-il aucun article de presse, aucune archive consultable, aucune information officielle sur ces enlèvements ? Les Péponiens haussent les épaules. Ou ils s’emportent soudainement : « Parce que nous n’existons déjà pas à leurs yeux ! Alors, cette chose monstrueuse ne peut que découler de notre imagination ». Genker préfère ne plus questionner les habitants sur ces épuisantes fariboles. Il en a assez entendu et il n’est pas utile de causer plus de torts à ces gens en pleine détresse. 

Mais les convictions d’hier peuvent se désagréger pour donner naissance au doute. A un doute coriace. Solide. Persistant comme un athlète qui s’entraîne dans l’obscurité. Des disparitions inquiétantes ont été signalées. Dans l’ensemble du village. Les services de police locaux mènent l’enquête. Ils interrogent tout le monde, ils fouillent les environs, ils inspectent la forêt environnante. Sans aucun succès. L’inspecteur Siegried Genker interrompt très vite son congé. Sortant de son désœuvrement contemplatif, le Bavarois prend les rênes de l’affaire. Son esprit perspicace ne rassure malheureusement personne. Des chuchotements glissent le long des murs. Des murmures tapissent le village toute entier. La Dévoreuse de la Nuit est de retour ! Genker fulmine en son for intérieur : « Mais, nom de Dieu, je n’en reviens pas ! C’est un vrai leitmotiv dans ce bled. Je me fous éperdument de cette connasse qui se concocte des tourtes à la viande humaine. Il faut vraiment que je fasse quelque chose pour ramener l’ordre et apaiser, une bonne fois pour toutes, les craintes des Péponiens. Commençons par le commencement, déjà… ». A défaut de pouvoir mettre un terme aux rumeurs grotesques et aux théories saugrenues qui envahissent le village, Genker s’attèle à sa tâche avec le plus grand sérieux. Il mobilise sans attendre ses capacités analytiques bien reconnues. Les premiers indices sont cueillies avec promptitude : Seules des jeunes femmes disparaissent. Ces dernières se démarquent par leur beauté, sont socialement bien intégrées et mènent une vie épanouie. Le tueur laisse seulement un scalp ensanglanté sur leur palier. « Un sociopathe s’est sûrement approprié cette fable pour assouvir ses funestes penchants », songe immédiatement Genker. 

 

Une nouvelle accablante est annoncée à l’inspecteur au milieu de ses investigations : Son ex-femme s’est volatilisée. Elle ne donne plus aucun signe de vie apparente et ses amis ne parviennent pas à la contacter. Genker ne cache guère son anxiété en apprenant cette disparition. Mais il s’empresse de la relativiser, car Jocelyne n’est plus sa femme. Elle ne lui adresse guère la parole depuis longtemps. De surcroît, cette mégère explosive a l’habitude de se cloîtrer dans des lieux inconnus durant plusieurs jours - avant de réémerger un beau matin ! L’enquête continue, par conséquent, et donne lieu à un allongement de la liste des suspects : violeurs multirécidivistes en cavale, assassins notoires qui vadrouillent dans les montagnes, aliénés qui se sont échappés de leur institut psychiatrique... Entre temps, Genker sympathise avec une grande femme brune, fraîche comme de l’eau de source et d’une vivacité passionnante. Ils boivent ensemble un café noir, sur la table d’une terrasse déserte. Cette élégante interlocutrice avoue toute son admiration pour Genker en dépit de son jeune âge, et l’encourage à poursuivre ses recherches : Elle est certaine qu’il finira par mettre derrière les verrous cet assassin énigmatique. Vêtue comme un actrice hors norme, très confiante, douée d’un sourire éclatant, Genker se laisse quelque peu subjuguer… Hélas ! La jeune femme quitte la table et salue en toute hâte l’inspecteur : Elle ne doit pas manquer le dernier bus pour retourner en ville. L’homme désabusé replonge dans sa solitude. Devant son café en train de refroidir, il ne comprend pas tout. Il s’avoue très perplexe. Certes, il est assez connu et cette rencontre n’a pas été déplaisante. Loin de là. Mais la jeune femme a été bizarrement évasive, et très discrète sur son identité. Au point de ne pas lui donner son prénom. « Peu importe, les admiratrices secrètes ne me dérangent pas ! » se convainc l’inspecteur, encore sous le charme de cette fille. 

 

Deux semaines s’écoulent. 

 

Genker est forcé de reconnaître qu’il piétine dans une impasse. L’étau se resserre autour du Bavarois. Ses recherches éprouvantes ne mènent à aucun résultat. Sa réputation se ternie de jour en jour, certains journalistes se déchaînent contre cet "imposteur" et appellent les autorités à le dessaisir de cette affaire. Une nuit, l’inspecteur Genker est subitement réveillé par des bruits inhabituels. Quelqu’un semble s’être introduit par effraction dans le gîte ! Armé de son revolver, l’homme téméraire dévale les marches des escaliers. Il distingue une présence étrange à l’entrée de la cuisine, tapie dans les ténèbres... Le policier brandit son arme pour mettre en respect l’individu. L’ombre reste statique. Genker allume la lumière. Il se retrouve face à une vieille femme. Atrocement mutilée et au regard torve. Sa peau est déchiquetée, son teint est verdâtre, et un énorme nez aquilin couvre presque sa bouche. Une odeur pestilentielle se répand dans toute la pièce. Enveloppée d’une longue robe noire, cette « sorcière » émet alors des rires sardoniques. Prit d’effroi, Genker trébuche et se cogne contre un placard. Son pistolet lui échappe des mains. A moitié sonné, il ne peut plus vraiment réagir et il peine à se relever. Sa vue se détériore également. Cherchant la démente vicieuse, il ne la retrouve plus. Celle-ci ressurgit tout à coup pour l’assommer avec une casserole. 

 

Genker se réveille dans une sorte de cellule troglodyte. Curieusement, il n’est pas bâillonné ni attaché. Devant les barreaux de cette prison, il observe une pièce emplie d’ustensiles poussiéreux, de fioles bizarres et de crânes troués. Une immense marmite bouillonnante trône au milieu de cette cuisine d’un genre particulier. Genker est parcouru d’un frisson de terreur en voyant tout un lot de membres humains qui trempent dans une substance visqueuse. L’inspecteur, désemparé, se met à tournoyer dans sa cellule. Son sang ne fait qu’un tour lorsqu’il remarque un autre détail : la tête coupée de Jocelyne se trouve sur un plateau non loin de la marmite. Fulminant de rage, Genker parvient à s’enfuir en enfonçant la porte fragilisée par la rouille. Il s’apprête à sortir de cet endroit en s’engouffrant dans un tunnel obscur - mais la sorcière ressurgit à ce moment-là. La Dévoreuse de la Nuit lui bloque le passage. Genker s’apprête à lutter avec sa poigne contre le démon. Celle-ci le dévisage avec ses yeux de vipère. Sans plus s’approcher, elle s’explique avec une voix sirupeuse :

« J’ai besoin de la chair de femmes juvéniles pour survivre, mon beau Siegfried. Une fois la nuit tombée, je reprends mon apparence primitive : j’espère donc me nourrir suffisamment, un jour ou l’autre… Pour rester en permanence cette belle brune qui t’a fait chavirer, ah ah !

-    Pardon ?! S’offusque l’inspecteur. Non, je ne veux pas le croire ! 

-    Tu me trouvais si élégante, si charmante ! pouffe-t-elle. Maintenant, il est temps de prendre ta retraite pour l’éternité, hi, hi ! »
L’homme feint de ne pas comprendre cette révélation surréaliste. Après avoir esquivé un coup de griffes donné par la sorcière, il se saisit d’un cailloux imposant - et broie la crâne du monstre dans un élan de frénésie vengeresse. Il revoit alors la jeune femme brune à ses pieds. Gisante. La sorcière n’est plus. La jeune femme séduisante était bel et bien une forme de vie démoniaque.

 

L’inspecteur entend des sirènes de police qui se rapprochent de la caverne.

 

Fin de ce récit embryonnaire. Un projet littéraire à développer ?

D.U.,  

Octobre 2019.

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